Travailleurs détachés - les dessous d’une exploitation / lundi 25 septembre à 19h

Depuis des décennies, l’agriculture provençale recourt massivement à la main-d’oeuvre étrangère. C’est en connaissance de cause que nous nous rendons à Beaucaire. Première étape, un dimanche après-midi en bord de Rhône : un terrain investi par une centaine d’Equatorien.nes qui décompressent en jouant au volley. Et un questionnement : quelles peuvent bien être les routes qui ont mené jusqu’ici ces centaines de travailleur.ses agricoles sud-américain.es qui vivent plusieurs mois par an dans ce bout de Provence ?

Il y a ensuite une rencontre, à Arles, à l’automne 2018. Cinq ouvrier.es marocain.es portent plainte contre une société d’intérim espagnole et contre huit entreprises agricoles françaises.
Durant des mois, nous couvrons le procès aux prud’hommes, puis au pénal. En interview, ces personnes racontent les conditions de travail dans les serres et les entrepôts de fruits et légumes, le système de l’intérim international dont elles dépendent, les mauvais traitements, le chantage sexuel, les menaces depuis que le bruit court qu’elles ont déposé plainte.
Il y a un point commun entre ces dernier.es et les Sud-Américain.es du terrain de volley. Toutes et tous sont sous contrat avec des sociétés d’intérim espagnoles et “mis.es à disposition” d’exploitations agricoles françaises. Ils et elles sont embauché.es sous le régime du travail détaché, encadré par l’UE. Puis emmené.es depuis l’Espagne jusqu’à ce territoire, entre Arles, Marseille et Avignon. Depuis 2011, la plus grosse de ces sociétés espagnoles, la pionnière Terra Fecundis, fait l’objet en France d’une enquête judiciaire aux moyens historiques.
Un système extrêmement bien rôdé est à l’oeuvre. C’est donc ainsi que commencent nos investigations sur les conditions de vie et de travail de ces personnes détachées, sur les pratiques de ces sociétés, sur la logistique mise en place, sur la complicité de certaines exploitations agricoles françaises et sur le business qui se construit autour. A force de rencontres, nous nous apercevons que, bien que les procès comme celui
d’Arles soient extrêmement rares, le genre de faits dénoncés sont légion dans le secteur. Et qu’un système extrêmement bien rôdé est à l’oeuvre.

Grâce au temps long de cette enquête, les personnes osent raconter mais toujours “en off”. Bien peu acceptent de témoigner auprès de la presse, encore moins au micro. L’omerta est forte et rend l’enquête très compliquée. L’accès aux gens, aux lieux, aux mots est difficile, tout le temps, partout. La violence traverse le territoire. Les anecdotes de coups de pression sont nombreuses. Dès notre arrivée sur le terrain, en 2018, nous nous faisons menacer par un arboriculteur et poursuivre en voiture. Lorsque l’on annonce qu’on s’apprête à aller interviewer tel agriculteur, nos relais locaux s’époumonent : « N’y allez pas, il va vous rouler dessus » ! A l’été 2020, Hélène Servel accompagne une équipe d’Envoyé Spécial (France 2)
pour un reportage [1]. L’équipe est agressée par Didier Cornille, un des plus gros agriculteurs de France et le plus gros producteur de salades d’Europe : il leur fonce dessus avec son pickup et frappe le caméraman. La violence contre les journalistes n’est qu’une des manifestations de la violence régulière qui traverse le territoire et le milieu agricole local.
Elle s’exerce aussi contre d’autres agriculteurs, contre l’inspection du travail. Et face à elle, les travailleur.ses sont en première ligne.
Sur place, du PMU au tribunal, tout le monde connaît la situation. Mais publiquement, le silence est assourdissant. Pourtant, les enjeux politiques et économiques sont énormes. Le secteur dégage 950 millions d’euros chaque année. C’est sur l’exploitation de la maind’oeuvre étrangère que reposent le système agricole local et sa prospérité et ce, depuis plusieurs dizaines d’années. C’est grâce à l’exploitation de cette main-d’oeuvre que les stands de fruits et légumes peuvent être généreusement achalandés, partout en France. Souvenons nous de l’appel “à l’armée de l’ombre” du Ministre Didier Guillaume, qui, lors de la fermeture des frontières en mars 2020, lançait l’opération “Des bras pour ton assiette” pour tenter de combler l’absence de saisonnier.es étranger.es et les 200.000 postes à pourvoir (Le Parisien, 24 mars 2020).
Métiers pourtant essentiels, la réalité des conditions de travail dans l’agriculture intensive reste un angle mort. Pendant ce temps là, se prépare la loi Darmanin-Dussopt Immigration- Travail.

P.-S.

Photos Eric Besatti 2020 et 2021