Émission mensuelle d’une heure de Philippe Roger consacrée depuis 1990 à l’actualité de la musique classique à Lyon.
Un exemple de chronique de Piste sonore :
Un grand duo salle Molière
La Société de musique de chambre de Lyon accueillait il y a peu un concert digne en tous points de l’idéal qui l’anime depuis l’immédiat après-guerre : faire partager à un public averti et fervent l’esprit de ce genre, peut-être le plus musical de tous les genres musicaux, car lui seul peut-être va à l’essentiel, dépouillé des séductions parfois superflues des fastes symphoniques ou opératiques. Quel est donc cet esprit ? On répondra qu’il s’agit du miracle, petit ou grand, qui fait éclore un vrai dialogue entre quelques instruments, personnages d’une pièce d’un théâtre intime. Piano et violon, le couple privilégié du genre, étaient ce soir-là à l’honneur.
Pour autant, l’admirable et vénérable salle Molière n’était pas comble pour cette soirée qui s’annonçait pourtant de grande qualité. Elle l’avait été deux soirs plus tôt, pour une pianiste chinoise, coqueluche actuelle des amateurs de clavier virtuose ; concert applaudi sans être entièrement convaincant, la jeune dame aux dons digitaux certains manquant encore de maturité, donc du sens de la construction dans la durée.
Un pianiste d’une autre envergure était présent ce mercredi salle Molière. Artiste aussi discret que profond, aussi exigeant qu’accompli, Nelson Goerner est devenu en quelques années un fidèle des scènes lyonnaises. On a pu à plusieurs reprises apprécier sa technique impeccable et son sens poétique qui distinguent les plus grands. Dès que cet homme de petite taille, au crâne dégagé et au visage sérieux, sculpté dans le marbre, se met au clavier, c’est tout un monde sensible qui déploie sa musicalité la plus haute, une musicalité à la pureté quasi lipattienne. Comme Dinu Lipatti son illustre aîné, il professe d’ailleurs le piano dans la même institution genevoise. Le lendemain du concert lyonnais, le même récital était redonné là même où Lipatti s’est si souvent produit, dans la jolie salle rose du Conservatoire de Genève, là même aussi, on le sait moins, où prirent place ses funérailles en décembre 1950.
La presque nouveauté (Goerner était certes venu une fois à Lyon avec une autre pianiste, sa compatriote Martha Argerich, avec qui il avait su former un duo équilibré), c’est de découvrir dans ce récitaliste de premier plan un chambriste accompli ; Nelson Goerner n’apparaissait pas en effet seul sur la scène de la salle Molière : le violoniste Boris Brovtsyn était de la fête. Grand, puissant, réfléchi, le violoniste russe s’est révélé un partenaire naturel pour le pianiste argentin : leur accordance tient à une égale concentration de jeu, un même idéal classique chevillé à l’âme.
Comment dire leur musicalité ? Il faudrait déjà évoquer la sûreté rythmique du pianiste, son sens rigoureux de la ligne, au service exclusif de l’œuvre ; son engagement expressif, sa puissance d’attaques jamais brutales et sa finesse constante de toucher ; son jeu vivant et équilibré, son sens de l’articulation, des respirations et des accents. Du violoniste, il faudrait rappeler la souplesse et la précision d’un chant fait de pureté et de simplicité conquises, alliance d’épanchement nécessaire et de juste réserve. Surtout, les deux musiciens ont su s’écouter, se répondre, relancer le dialogue d’une conversation toujours reprise. Fine et déterminée, une même délicatesse les reliait — mâle tendresse, goût sûr, autant de signes infaillibles d’un classicisme pétri de retenue et de générosité. Par-dessus tout : profondeur de la conception, accomplissement de l’expression.
Pour comprendre que certains rangs de la salle soient demeurés clairsemés, il faut aller voir du côté du programme : son exigence peu banale a sans doute écarté certains auditeurs routiniers, aux oreilles devenues paresseuses. Exigence, déjà, de la première partie : un Schubert, certes, mais peu fréquenté : celui du Rondo en si mineur, dit brillant, au romantisme sombre et conquérant ; une obscure clarté, en quelque sorte, que vient encore dramatiser le contraste de rythmes obsédants. Beethoven, ensuite, avec son chef-d’œuvre en la matière : son ultime sonate pour violon et piano, la dixième, en sol majeur. Liquide, lumineuse, apaisée, cette œuvre rare ménage un havre dans les combats beethovéniens ; ni printanière ni kreutzerienne, son absence d’étiquette expliquerait-elle sa relative désaffection ? Mais la vraie raison de l’absence des mélomanes peu aventureux, il la faut chercher à coup sûr dans une seconde partie encore plus inhabituelle, alliant la concision du dernier Schönberg — celui de la Fantaisie op. 47 — à la profusion du jeune Richard Strauss, pour son unique incursion dans le genre de la sonate violon-piano. L’œuvre de Schönberg demeure d’un abord austère, mais les interprètes surent rendre tangible sa puissance concentrée. Quant à Strauss, si sa sonate se souvient encore de Brahms, elle s’avère surtout prémonitoire de ses grandes compositions à venir, opéras compris ; sa richesse mélodique, son sens des couleurs déjà orchestrales et bien sûr vocales, confère à cette belle œuvre de jeunesse un charme persistant. Les interprètes se sentaient parfaitement à l’aise dans ce répertoire ô combien germanique. En bis, ils offrirent deux petits délices : la première des Pièces romantiques de Dvorak et le Rondino sur un thème de Beethoven de l’inusable Fritz Kreisler.
À n’en pas douter, l’esprit de la musique de chambre a soufflé ce soir-là salle Molière, avec le nouveau duo Goerner-Brovtsyn. Grâce soit rendue à ce duo rare, si prometteur, qui fait preuve d’une foi si haute dans le grand art de musique.